IV
Le Touillage

 

La pension bon marché où logeaient Calvin et Honoré, la cuisine se trouvait dans le jardin de derrière. Ça leur convenait parfaitement. Au terme d’une nuit de ribote, ils avaient envie de manger un morceau mais voulaient éviter d’attirer l’attention de la logeuse sur leur retour tardif. On était à Camelot, après tout, où les hommes étaient censés boire, mais dans le respect le plus strict de la bienséance et jamais de manière à incommoder les dames de bonne éducation.

Le gros des victuailles était à l’office fermé à clé à l’intérieur de la maison, au rez-de-chaussée où vivaient les esclaves. Inutile de les réveiller. La cabane de la cuisine recelait quelques bricoles : un pot de mélasse de qualité inférieure pour la cuisine, un peu de beurre rance et un reste de pois chiches collés à la casserole dans laquelle ils avaient cuit. Honoré de Balzac considéra le fouillis d’un œil dégoûté. Mais Calvin lui fit un grand sourire.

« Vous êtes trop délicat, monsieur Haute-Société, dit-il. On a tout ce qu’y faut pour s’faire une bonne platée de touillage.

— Un mot que je remercie Dieu de ne pas connaître.

— Ça s’appelle du touillage parce qu’on le touille. » Un instant plus tard, Calvin avait mis le fourneau en route et faisait fondre du beurre rance dans la poêle. Il versa une louche de mélasse et gratta dans la casserole des pois chiches qu’il ajouta à la mixture. Puis il se mit à brasser le tout.

« Voyez ? lança-t-il. Je touille.

— Vous faites ça n’importe comment, répliqua Honoré. Et la fricassée perd régulièrement en qualité. Vous ne touillez pas vraiment, vous fouillez.

— C’est drôle l’anglais, non ?

— Plus je vous connais, plus je me demande si vous le parlez.

— Ben quoi, merde, c’est tout à son honneur. On peut l’parler de dix mille manières différentes, et c’est toujours O.K.

— Quelle expression barbare ! O.K. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Oll Korrect. D’accord, quoi. Pour s’moquer du monde qui s’fait du tracas sus la manière d’écrire les mots.

— Possible, mais moi je trouve que vous fouillez plus que vous ne touillez votre mixture infâme. »

Le mélange beurre-mélasse bouillonnait à présent. « Bien chaud, fit Calvin. Vous en voulez ?

— Seulement pour éviter une mort imminente.

— Ça soigne pas seulement la faim, mais aussi l’mal français et le choléra, sans oublier qu’ça fait pleurer les chiens enragés qui s’ensauvent aussitôt.

— En France on l’appelle le “mal anglais”.

— Cette bande de puritains ? Comment ils pourraient attraper une maladie du coït ?

— Ils sont peut-être purs dans leur doctrine, mais ils tirent leurs coups comme des lapins, dit Honoré. Neuf enfants par famille, sinon ils se croient maudits de Dieu.

— J’ai grand-peur de vous avoir appris à causer du mauvais anglais, mon ami. » Calvin goûta le touillage. C’était bon. Les pois chiches étaient un peu durs, et il se demanda si dans le noir il n’avait pas par inadvertance ajouté un peu de viande fraîche d’insecte à la préparation, mais il avait beaucoup bu, aussi s’en inquiétait-il moins que s’il était resté à jeun. « Quand on est poli, on dit pas “tirer un coup”.

— Je croyais que c’était un euphémisme.

— Oui, mais c’est grossier. On est supposés s’rendre dans de bonnes familles icitte, mais on y arrivera jamais si vous causez comme ça. » Calvin tendit la cuiller.

L’odeur fit grimacer Honoré qui goûta quand même. Il se brûla la langue. Haletant, la bouche ouverte, il s’éventa.

« Attention, fit Calvin. C’est chaud.

— Dieu merci, l’inquisition ne vous connaissait pas, dit Honoré.

— C’est tout d’même bon, non ? »

Honoré croqua quelques pois chiches de sa bouchée. Doux et crémeux.

« Oui, si on aime ce qui est fruste, primitif et sauvage.

— Le fruste, le primitif et le sauvage, c’est ce que l’Amérique a de plusse remarquable, dit Calvin.

— Hélas. À la différence de Rousseau, je ne trouve pas les sauvages nobles.

— Mais ils tirent leurs coups comme des lapins ! » Dans l’état d’ébriété qui était le sien, il trouva sa réflexion d’une drôlerie indescriptible. Il se mit à rire à ne plus pouvoir respirer. Puis il dégobilla dans la casserole de touillage.

« Ça fait partie de la recette ? demanda Honoré. La pièce de résistance ?

— J’ai pas débagoulé à cause du touillage, répondit Calvin. C’est à cause du vinaigre que vous nous avez fait boire.

— Je vous assure que c’était le meilleur vin de la maison.

— C’est par rapport que personne y va pour le vin. Leur spécialité, c’est plusse la goutte.

— Je préfère encore vomir que devenir aveugle avec de l’alcool de maïs, dit Honoré. Pas d’autres choix possibles, apparemment.

— C’était la seule taverne ouverte sus les quais.

— La seule qui ne nous avait pas encore jetés dehors, vous voulez dire.

— Vous faites le difficile, asteure ? J’croyais que vous aimiez l’aventure.

— J’aime ça. Mais je pense avoir maintenant réuni tous les renseignements qu’il me faut sur la lie de la société américaine.

— Alors retournez-vous-en donc chez vous, espèce d’écrivassier chiqueur de ouaouaron.

— Chiqueur de ouaouaron ? s’étonna Honoré.

— Quoi ?

— Vous êtes vraiment très soûl.

— Mais moi, au moins, j’ai pas mon capot après brûler. »

Honoré baissa les yeux derrière lui sur le bas de son manteau qui se consumait lentement tout près du foyer du fourneau. Il souleva prudemment le tissu pour examen. « Je ne crois pas que ça partira au lavage.

— Attendez que j’sois réveillé, dit Calvin. J’pourrai le rapistoler. » Il gloussa. « J’suis un Faiseux.

— Si je vomis, est-ce que je me sentirai aussi bien que vous ?

— Je m’sens comme du vomissement de cheval mortzivre.

— C’est exactement là où je veux en venir. » Honoré eut un haut-le-cœur, mais il manqua la casserole. Son vomi grésilla sur la plaque du fourneau.

« Voyez l’homme d’éducation et de raffinement, fit Honoré.

— C’est une manière d’odeur désagréable, dit Calvin.

— Faut que j’aille me coucher. Je ne me sens pas bien. »

Ils arrivèrent aux buissons qui longeaient le mur du jardin avant de se rendre compte qu’ils ne se dirigeaient pas vers la maison. Ils s’écroulèrent en pouffant sous la verdure et s’endormirent tous deux en un instant.

 

*

 

Le soleil brillait de tout son éclat et Calvin baignait dans sa sueur lorsqu’il reprit enfin conscience. Il sentit des bestioles lui courir dessus, et sa première réaction fut de bondir sur ses pieds et de s’en débarrasser. Mais son corps refusait de lui répondre. Il restait allongé. Impossible même d’ouvrir les yeux.

Un vent léger agitait l’atmosphère. Les insectes bougèrent à nouveau sur sa figure. Oh, il ne s’agissait pas du tout d’insectes. Des feuilles. Il était couché au milieu d’arbustes.

« Parfois, j’aimerais qu’on élève un mur autour des colonies de la Couronne pour empêcher d’entrer tous ces étrangers indiscrets. »

Une voix de femme. Des pas sur le trottoir de brique.

« Avez-vous su que la reine accorde une audience à cette mouche du coche d’institutrice abolitionniste bas-bleu ?

— Non, cela dépasse l’entendement.

— Je suis bien d’accord, mais avec le patronage de Lady Ashworth…

— Lady Ashworth ! »

Les dames s’arrêtèrent dans leur déambulation à quelques pas seulement de Calvin, toujours étendu par terre.

« Quand on pense que Lady Ashworth ne vous invite même pas à ses soirées…

— Je vous demande pardon, mais j’ai décliné ses invitations.

— Et elle va présenter cette Peggy…

— Je croyais qu’elle s’appelait Margaret…

— Mais dans sa famille on l’appelle Peggy, comme si elle était un cheval.

— Et où est son mari ? Si, bien sûr, elle en a un.

— Oh, elle en a un. Jugé pour vol d’esclave et acquitté, mais tout le monde sait qu’un propriétaire d’esclaves n’obtient jamais justice dans ces tribunaux abolitionnistes.

— D’où tenez-vous tous ces détails ?

— Croyez-vous que les agents du roi ne se renseignent pas sur les étrangers qui viennent fomenter des troubles chez nous ?

— Au lieu de se renseigner, pourquoi ne pas leur interdire l’entrée ?

— Oh ! »

L’exclamation de surprise apprit à Calvin qu’on venait de le repérer. Il retrouvait peu à peu l’usage de ses muscles, mais il se dit qu’il valait mieux garder les yeux fermés et ne pas bouger. Et puis, grâce aux feuilles qui lui recouvraient la tête, personne ne le reconnaîtrait plus tard ; s’il bougeait, ces femmes risquaient de voir son visage.

« Dieu du Ciel, on devrait fermer cette pension. Elle attire des éléments indésirables dans un quartier respectable.

— Regardez. Il a souillé son pantalon.

— C’est intolérable. Je vais devoir me plaindre auprès du juge.

— Comment oserez-vous ?

— Pourquoi n’oserais-je pas ?

— Mais pour aller témoigner devant la cour… Comment décrire l’état de cette épave tout en restant une dame ?

— Mon Dieu.

— Non, nous ne l’avons pas vu, voilà tout.

— Oh ! »

La seconde exclamation apprit à Calvin qu’elles venaient de découvrir Honoré de Balzac. Savoir qu’il n’était pas seul à subir pareille humiliation le réconforta.

« De mieux en mieux.

— Visiblement, ce n’est pas un gentilhomme. Dehors sans pantalon, c’est un comble !

— Est-ce que… Est-ce que vous voyez son… ? »

Calvin se dit qu’il fallait en finir. Sans ouvrir les yeux, prenant un accent espagnol prononcé, comme les marchands d’esclaves qu’il avait entendus sur les quais, il lança : « Señoritas, cé pétit Blanc ridicoule n’est rien à côté des Noirs tout nous dé mon entrepôt dou bassin espagnol ! »

Les dames lâchèrent de petits cris et déguerpirent d’un air affairé. Calvin resta allongé, secoué d’un rire silencieux.

La voix d’Honoré émergea des fourrés non loin de là. « Vous devriez avoir honte. Une chance inouïe s’offre à un romancier d’entendre une vraie discussion entre femmes, et vous, vous les faites fuir. »

Calvin s’en fichait. Honoré pouvait se faire passer pour un écrivain, mais lui ne croyait pas qu’il écrirait quoi que ce soit « Comment vous avez perdu votre tchulotte ?

— Je l’ai retirée quand je me suis levé pour me soulager la vessie, ensuite je ne l’ai pas retrouvée.

— On était soûls hier soir ?

— Je l’espère. Je ne vois pas d’autre raison honorable qui nous aurait poussés à dormir ensemble sous une haie. »

Ils sortirent ensuite tous deux en roulant de sous les buissons. Les yeux plissés, Honoré titubait de gauche à droite, à la recherche de son pantalon. Il s’arrêta afin de toiser Calvin. « Je suis peut-être un peu dévêtu, mais au moins je n’ai pas mouillé mon pantalon, moi. »

Calvin trouva celui de son compagnon, suspendu à la haie, mouillé et taché. Il le montra du doigt en éclatant de rire. « Vous l’avez r’tiré, et après vous avez pissé d’sus ! »

Honoré regarda son pantalon, la mine contrite. « Il faisait noir. »

En tenant son vêtement sale devant lui, il suivit Calvin vers la maison. Alors qu’ils passaient devant la cabane de la cuisine, la petite vieille Noire responsable du local leur lança un regard mauvais. Le seul reproche qu’ils entendraient jamais de la part d’un esclave. Ils entrèrent au rez-de-chaussée où Honoré tendit son pantalon mouillé à la blanchisseuse. « Il me le faut ce soir avant le dîner », dit-il.

En détournant la tête, l’esclave acquiesça d’un murmure et voulut s’en aller.

« Attendez ! s’écria Honoré. Celui de Calvin est en aussi triste état que le mien.

— Elle aura qu’à monter l’prendre plus tard, dit Calvin.

— Enlevez-le maintenant. Elle ne va pas reluquer vos pattes blanches toutes poilues. »

Calvin se retourna, ôta son pantalon et le tendit à la femme. Laquelle détala.

« C’est ridicule d’être aussi timide, fit Honoré. Ce que voient les serviteurs ne compte pas. C’est comme être nu devant des arbres ou des chats.

— C’est jusse que ça m’dit arien de monter à not’ chambre sans tchulotte.

— Dans une culotte pleine d’urine, vous seriez dégoûtant. Mais si nous sommes tous les deux nus, tout le monde fera semblant de ne pas nous avoir vus. Nous sommes invisibles.

— Ça veut dire que vous comptez prendre l’escalier de devant ?

— Bien sûr que non, fit Honoré. Et je marche devant parce que, si je dois monter trois étages le nez à hauteur de vos fesses, je ne serai plus capable d’écrire sur la beauté pendant au moins un mois.

— D’après vous, pourquoi la cuiseuse nous a regardés d’un sale œil ? demanda Calvin.

— Aucune idée, mon ami. Mais a-t-elle besoin d’une raison ? Tous les Noirs de cette ville détestent évidemment tous les Blancs.

— Mais ils le montrent pas, d’habitude.

— D’habitude, les Blancs portent un pantalon. Je suis à peu près sûr que les esclaves savaient tous bien avant notre réveil que nous dormions sous la haie. Mais ils ne nous ont pas recouverts ni réveillés – voilà comment ils manifestent leur haine. En ne faisant pas ce qu’on ne leur a pas ordonné de faire. »

Calvin gloussa.

« Dites-moi ce qu’il y a de drôle, demanda Honoré.

— Je m’disais… c’est p’t-être pas vous qui vous êtes pissé d’sus. »

Honoré réfléchit un moment « À la vérité, mon ami, ce n’est peut-être pas vous non plus qui vous êtes pissé dessus. »

Calvin gémit « Vous êtes un vilain bougre. Honoré, avec une vilaine imagination.

— C’est mon talent. »

Une fois que Calvin fut dans la chambre et qu’il se fut changé, ses idées se remirent en place et il mesura enfin la portée de la conversation qu’avaient tenue les femmes près de la haie. « Une maîtresse d’école abolitionnisse qui s’appelle Peggy ? C’est sûrement m’dame Larner, celle qu’a mariée Alvin.

— Oh, mon pauvre Calvin. Pendant trois jours vous n’avez pas mentionné une seule fois votre frère, et voilà que vous rechutez.

— J’arrête pas d’penser à lui depuis qu’on a eu la lettre de ma mère qui causait du mariage et d’la malédiction qu’était levée. Je m’demande s’il a dans l’idée d’avoir sept fils. » Calvin gloussa encore.

« Si c’est son intention, nous devons le trouver et l’en empêcher, dit Honoré. Deux Faiseurs, c’est déjà plus qu’il n’est nécessaire au monde. Pas besoin de trois.

— Moi, j’me dis qu’il faut chercher cette abolitionnisse bas-bleu de Peggy et faire sa connaissance.

— Calvin, quel mauvais coup mijotez-vous ?

— Aucun mauvais coup, répondit Calvin d’un air ennuyé. Pourquoi vous croyez que j’veux faire un mauvais coup ?

— Parce que vous êtes réveillé.

— Elle va avoir une audience avec la reine. P’t-être qu’on pourra s’faufiler avec elle. Rencontrer une personne royale.

— Pourquoi vous aiderait-elle ? Si elle est mariée à Alvin, elle connaît sûrement votre réputation.

— Quelle réputation ? » Calvin n’aimait pas le tour que prenaient les commentaires d’Honoré. « Qu’esse vous en connaissez, de ma réputation ? J’ai même pas de réputation.

— Je ne vous ai pas quitté depuis des mois, mon ami. Il est impossible que vous n’ayez pas de réputation auprès de votre famille et de vos voisins. C’est une réputation que votre belle-sœur connaît forcément.

— Ma réputation, c’est que j’étais un p’tit drôle tout mignon quand on prenait la peine de remarquer que j’existais.

— Oh, non, Calvin. Je suis à peu près certain que vous avez la réputation d’un garçon envieux, méprisant, enclin à des accès de colère et incapable de reconnaître une erreur. Ces traits de caractère n’ont pas pu échapper à votre famille ni à vos voisins. »

Après tant de mois, découvrir qu’Honoré avait une telle opinion de lui était insupportable. Calvin sentit monter sa fureur, et il aurait bourré son compagnon de coups de poing si le petit Français n’avait pas offert un visage joyeux et ouvert. Se pouvait-il qu’il n’ait pas cherché à l’offenser ?

« Vous voyez ? fit Honoré. En ce moment, vous êtes en colère et vous m’en voulez. Mais pourquoi ? Je ne dis pas cela méchamment. Je suis un romancier. J’étudie la vie. Vous êtes vivant, donc je vous étudie. Je vous trouve infiniment passionnant. Un homme qui réunit à la fois l’ambition et la possibilité de devenir un grand de ce monde, mais qui maîtrise si mal ses élans qu’il sabote toutes ses chances. Vous êtes un tigre qui apprend à être une souris. Voilà pourquoi le monde n’a rien à craindre de vous. Voilà pourquoi vous ne serez jamais un Napoléon. »

Calvin rugit de rage, mais ne put se résoudre à frapper Honoré qui était somme toute le seul ami qu’il avait jamais eu. Aussi cogna-t-il du plat de la main sur le mur.

« Mais vous voyez, fit Honoré. C’est le mur que vous avez giflé, pas moi. Je n’avais donc pas complètement raison. Vous savez vous maîtriser. Vous êtes capable de respecter l’opinion d’autrui.

— J’suis pas une souris, dit Calvin.

— Non, non, vous n’avez pas compris. J’ai dit que vous appreniez à être une souris, non que vous aviez réussi vos examens et viviez à présent sur un morceau de fromage. Quand je vous entends couiner, je me dis : Quel drôle de cri de la part d’un tigre. J’ai connu peu de tigres dans ma vie. Beaucoup de souris mais peu de tigres. Alors vous m’êtes précieux, mon ami. Je suis triste d’entendre ces couinements. Et votre belle-sœur, à mon avis, ne connaît de vous que vos couinements, ce qui nous ramène à ce que je disais plus tôt. Voilà pourquoi je doute qu’elle soit heureuse de vous voir.

— J’peux rugir s’y faut.

— Regardez comme vous êtes en colère. Qu’allez-vous faire ? Me taper dessus ? Votre geste, cher ami, équivaudrait à un couinement. » Honoré, dévêtu, s’examina. « Je suis sale comme un cochon qui s’est vautré dans la boue. Je vais me commander un bain. Vous pourrez réutiliser mon eau quand j’aurai terminé. »

Calvin ne répliqua pas. Mais il s’envoya sa bestiole sur la peau afin d’éliminer la saleté et la crasse, l’urine et la sueur séchées, la poussière et la cendre dans ses cheveux. Il ne lui fallut qu’un instant car la bestiole, une fois sa tâche assignée, pouvait s’en acquitter toute seule sans qu’il la dirige, de la même façon que sa main pouvait continuer de scier sans qu’il pense à la scie, ou ses doigts faire un nœud sans même qu’il regarde la ficelle.

Les yeux d’Honoré s’écarquillèrent. « Pourquoi avez-vous fait disparaître vos sous-vêtements ? »

Alors seulement, Calvin s’aperçut que tout objet étranger avait été pulvérisé et chassé de son corps. « Et après ? J’suis plusse propre asteure que vous l’serez jamais.

— Puisque vous vous servez de vos pouvoirs pour vous embellir, pourquoi ne pas changer votre odeur ? Pour celle d’une fleur, peut-être ? Pas la capucine, cette fleur rappelle déjà des pieds sales. Que diriez-vous du lilas ? Ou de la rose ?

— Pourquoi j’vire pas vot’ nez en chou-fleur ? Oups, trop tard, quèqu’un d’autre l’a déjà fait.

— Aha, vous m’insultez avec des choux. » Honoré tira sur le cordon qui actionnait une clochette dans les quartiers des serviteurs.

Calvin passa des vêtements propres – ou à peu près – et sortit de la chambre au moment où une esclave arrivait à la suite de l’appel d’Honoré. Le Français était désormais nu comme un ver, sans même un pan de chemise pour dissimuler les modestes avantages dont l’avait gratifié la nature, mais il n’avait pas l’air de s’en soucier le moins du monde ; et, en l’occurrence, l’esclave aurait aussi bien pu ne pas le voir parce que ses yeux ne se détachèrent apparemment jamais du plancher. Honoré précisait encore combien de bouilloires d’eau chaude exactement il désirait dans sa baignoire lorsque Calvin entama la descente de l’escalier et cessa d’entendre la voix du Français.

 

*

 

La porte de Lady Ashworth s’ouvrit sur un vieil esclave noueux en livrée moulante.

« Salut, fit Calvin. J’ai entendu dire que ma belle-sœur Peggy Smith était passée icitte, et…»

L’esclave s’en repartit et le laissa debout sur le seuil. Mais le battant était resté ouvert, aussi Calvin passa-t-il sur la galerie. Par habitude, il envoya sa bestiole fureter dans la maison. Il vit aux flammes de vie où se trouvait tout le monde ; à la différence de Peggy, cependant, il ne distinguait rien dans les flammes et n’identifiait personne précisément. Tout ce qu’il reconnaissait, c’était la présence d’un être vivant et, à son éclat, s’il s’agissait d’un humain ou non.

Mais il pouvait deviner. La flamme de vie qui gravissait lentement l’escalier de derrière devait être l’esclave qui lui avait ouvert la porte. Celle sur la galerie au-dessus, vers laquelle se dirigeait l’esclave, était forcément Lady Ashworth. Ou Lord Ashworth, peut-être… Mais non, lui se trouvait sûrement le plus près possible du roi.

Il introduisit sa bestiole dans le plancher de la galerie supérieure et sentit les vibrations dues aux phrases échangées entre la maîtresse et son serviteur. Avec un peu de concentration, il les traduisit en sons. L’esclave était du genre laconique. « Un monsieur à la porte.

— Je n’attends aucune visite.

— Dit sa sœur Peggy Smith.

— Je ne connais pas de P… Oh, peut-être Margaret Larner, mais elle n’est pas ici. Dis-lui qu’elle n’est pas ici. »

L’esclave quitta aussitôt Lady Ashworth. Quelle idiote, songea Calvin. Je n’ai jamais cru la trouver ici, je veux savoir où elle est. On ne leur apprend pas la politesse à Camelot ? À moins qu’elle soit si haut placée à la cour du roi qu’elle peut se passer de courtoisie envers les gens du peuple.

Bon, on va voir comment vont tourner vos manières une fois que j’en aurai terminé avec vous.

Il voyait la flamme de vie lente de l’esclave dans l’escalier de derrière. Calvin pénétra dans la maison, trouva l’escalier de devant et bondit légèrement jusqu’à l’étage suivant. C’était à ce niveau que la famille recevait, et la vaste salle de bal avait trois grandes portes fenêtres ouvrant sur la galerie où Lady Ashworth examinait une plante, des cisailles à la main.

« Cette plante n’a pas besoin d’être taillée », dit Calvin du ton anglais raffiné qu’il avait appris à Londres.

Lady Ashworth se tourna vers lui avec stupeur. « Je vous demande pardon. On ne vous a pas autorisé à entrer.

— Les portes étaient ouvertes. Je vous ai entendue dire à votre serviteur de me renvoyer. Mais je n’ai pu supporter de partir sans voir une dame d’une grâce et d’une beauté aussi légendaires.

— Vos compliments me répugnent, dit-elle avec un accent traînant de royaliste qu’étirait encore la force de son indignation. Les dandys m’exaspèrent, quant aux intrus, je les fais généralement exécuter.

— Inutile de me faire exécuter. Votre regard dédaigneux a déjà enrayé les battements de mon cœur.

— Oh, je vois, vous ne me flattez pas, vous vous moquez de moi. Ignorez-vous que cette maison regorge de serviteurs ? Je vais vous faire jeter dehors.

— Des Noirs, poser la main sur un Blanc ?

— Nous chargeons toujours nos serviteurs de sortir les ordures. »

Le badinage n’engageait en rien l’attention de Calvin. Il en profitait pour explorer avec sa bestiole le corps de Lady Ashworth. Durant ses pérégrinations en compagnie d’Honoré de Balzac, il avait regardé le Français séduire des dizaines de femmes de toutes conditions sociales et, parce qu’il était un scientifique dans l’âme, il s’était servi de sa bestiole pour noter les changements qui s’opéraient dans le corps féminin lorsque le désir s’éveillait. De tout petits organes produisaient certains sucs qui se déversaient dans le sang. Il n’était pas facile de les trouver mais, une fois localisés, on pouvait les stimuler sans peine. L’instant suivant, Calvin poussait trois glandes différentes à sécréter de bonnes doses des sucs du désir, et ce furent alors ses yeux, et non plus seulement sa bestiole, qui constatèrent la transformation de Lady Ashworth. Les paupières de la femme s’alourdirent, son attitude se fit plus distante, sa voix plus rauque.

« Comparé à votre grâce et à votre beauté, je ne suis qu’une ordure, rien de plus, fit Calvin. Mais je suis votre ordure, madame, soumis à votre volonté. Rejetez-moi et je cesserai d’exister. Gardez-moi et je serai ce que bon vous semble. Un bijou à porter sur votre poitrine. Un éventail derrière lequel votre beauté continuera de rayonner à l’abri des regards. Ou peut-être le gant où votre main restera propre et au chaud.

— Qui aurait pensé entendre un tel discours dans la bouche d’un garçon de la Wobbish, de la frontière ? dit-elle en retenant un sourire.

— L’important, ce n’est pas d’où l’on vient mais où l’on va. Je crois que toute ma vie n’avait pour but que cet instant. Cette chaude journée à Camelot, cette galerie, cette jungle de plantes vivantes, cette Ève magnifique qui entretient son jardin. »

Elle baissa les yeux sur ses cisailles. « Mais vous avez dit que je ne devais pas tailler cette plante.

— Ce serait cruel, fit Calvin. Elle s’élève, non pas vers le soleil, mais vers vous. Ne méprisez pas ce qui grandit par amour pour vous, madame. »

Elle rougit et respira plus vite. « Vous dites des choses…

— Je suis venu à la recherche de l’épouse de mon frère parce que j’ai appris qu’elle vous avait rendu visite, expliqua Calvin. J’aurais pu laisser une carte à votre serviteur pour arriver à mes fins.

— Je suppose.

— Mais même sur les pavés rudes de la rue, je vous ai entendue comme une musique, sentie comme une rose et vue comme une étoile unique brillant par une nuit ennuagée. J’ai su que c’était ici, plus que partout ailleurs au monde, que je devais être, même au prix de ma vie ou de mon honneur. Madame, jusqu’à cet instant, chaque jour de mon existence était un fardeau, sans objet ni plaisir. Tout ce que je demande à présent, c’est de rester près de vous, de vous contempler, de m’extasier devant les merveilles de perfection que dissimule le tissu de vos vêtements, que retiennent les épingles dans vos cheveux. »

Elle tremblait. « Vous ne devriez pas dire de telles…»

Il se tenait maintenant devant elle, tout près. Il l’avait constaté lors des opérations de séduction d’Honoré, la proximité intensifiait la fièvre intérieure. Il leva la main et, des doigts, lui caressa doucement la joue, puis le cou, puis l’épaule, ne touchant que la peau nue. Elle hoqueta mais ne dit rien, ne détacha pas son regard du sien.

« Mes yeux imaginent, murmura-t-il, mes lèvres imaginent, chaque parcelle de mon corps imagine se coller contre vous, vous étreindre, faire partie de vous. »

Elle chancela, à peine capable de marcher lorsqu’il la conduisit de la galerie vers la chambre. Outre la physiologie des femmes, Calvin avait aussi étudié Honoré et vu comment le Français s’efforçait de se maintenir aussi longtemps que possible à la limite de l’extase sans la franchir. Ce qu’Honoré obtenait par la maîtrise de soi, Calvin pouvait l’obtenir mécaniquement, grâce à sa bestiole. Lady Ashworth succomba au plaisir de nombreuses fois et de nombreuses manières avant que Calvin ne décide enfin de libérer sa tension. Ils restèrent ensuite étendus sur les draps poisseux de leur sueur. « Si c’est ainsi que le diable récompense la perversité, murmura Lady Ashworth, je comprends pourquoi Dieu perd du terrain dans ce monde. » Mais on sentait de la tristesse dans sa voix, car maintenant sa conscience se réveillait, prête à la punir du plaisir qu’elle avait pris.

« Il n’y a pas eu de perversité ici aujourd’hui, dit Calvin. Votre corps n’a-t-il pas été façonné par Dieu ? Vos désirs ne viennent-ils pas de ce corps ? Qui êtes-vous sinon la femme que Dieu a voulu que vous soyez ? Qui suis-je sinon l’homme que Dieu a conduit ici pour vous vénérer ?

— Je ne connais même pas votre nom, dit-elle.

— Calvin.

— Calvin ? C’est tout ?

— Calvin Maker.

— Maker. Lefèvre, ou Faiseur. Un nom qui vous va bien, mon chéri. Car vous m’avez faite. Jusqu’à maintenant, je n’existais pas réellement. »

Calvin avait envie de lui rire au nez. Voilà à quoi se réduisaient bluettes et amours. À des sucs émis par des glandes. À des corps s’accouplant dans la chaleur. Le tout dans un emballage de beaux discours.

Il se nettoya une nouvelle fois. Il nettoya aussi Lady Ashworth par la même occasion. Mais pas de la semence qu’il laissa en elle. Une semence qu’il suivit, pris d’une impulsion soudaine, curieux de voir ce qu’elle allait accomplir. L’idée le séduisait : un fils à lui, élevé dans une famille aristocratique. S’il voulait sept fils, importait-il qu’ils aient tous la même mère ? Que celui-ci soit donc le premier.

Était-il possible de décider à l’avance entre un garçon et une fille ? Il n’en avait aucune idée. Son frère arrivait peut-être à comprendre des détails aussi infimes, mais Calvin, lui, ne pouvait que suivre ce qui se passait dans le corps de Lady Ashworth.

Plutôt mal, d’ailleurs. Il ignorait ce qu’il cherchait. En tout cas, elle n’était pas déjà enceinte.

« C’était la première fois, vous voyez, dit-il.

— Comment est-ce possible ? fit-elle. Vous savez tout. Vous savez comment… Mon mari ne sait rien à côté de vous.

— La première fois, répéta-t-il. Je n’ai jamais possédé de femme avant aujourd’hui. Votre corps m’a appris tout ce que j’avais besoin de savoir. »

Il fit sécher la transpiration des draps malgré la moiteur de l’atmosphère. Il se leva du lit sec et frais, aussi propre et fringant qu’à son arrivée. Il regarda Lady Ashworth. Pas franchement jeune ; elle s’affaissait un tout petit peu ; mais pas trop mal, en fin de compte. Honoré approuverait sûrement. À condition qu’il lui en parle.

Oh, il allait lui en parler. Aucun doute là-dessus, car Honoré allait adorer cette histoire, il serait ravi d’entendre tout ce que ses badinages incessants avaient appris à Calvin.

« Où est ma belle-sœur ? demanda Calvin, l’air de rien.

— Ne partez pas, dit Lady Ashworth.

— Je ne peux pas rester, ce serait risqué. Les commères de Camelot ne comprendraient pas la beauté sans pareille de cet instant.

— Mais vous reviendrez.

— Aussi souvent que la prudence me le permettra. Je ne souffrirais pas que mes visites vous causent du tort.

— Qu’ai-je fait ? murmura-t-elle. Je ne suis pas femme à commettre l’adultère. »

Bien au contraire, se dit Calvin. Tu n’es qu’une femme qui n’a jamais connu la tentation jusqu’à aujourd’hui. La vertu se réduit à ça, non ? La vertu, on la chérit jusqu’au moment où s’allume le désir, et alors ce n’est plus qu’un fardeau insupportable dont il faut se débarrasser, quitte à le reprendre lorsque le désir s’éteint.

« Vous êtes une femme qui s’est mariée avant d’avoir rencontré l’amour de sa vie, dit Calvin. Vous servez bien votre époux. Il n’a aucune raison de se plaindre de vous. Mais il ne vous aimera jamais comme je vous aime. »

L’œil de Lady Ashworth laissa échapper une larme qui coula le long de sa tempe et tomba sur l’oreiller jonché de ses cheveux. « Il me chevauche avec impatience, comme une monture qu’il quitte quasiment avant d’arriver à destination.

— Il se sert donc de vous, et vous de lui, dit Calvin. Le contrat de mariage est respecté.

— Oui, mais Dieu ?

— Dieu est d’une compassion infinie. Il nous comprend beaucoup mieux que n’y parviendront jamais les hommes. Et il pardonne. »

Il se pencha et lui donna encore un baiser. Elle lui révéla où logeait Peggy. Il quitta la maison en sifflant. Il s’était bien amusé. Pas étonnant qu’Honoré passe autant de temps à courir après les femmes !

Flammes de vie
titlepage.xhtml
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Card,Orson Scott-[Alvin le Faiseur-05]Flammes de vie(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html